Ma complicité avec Kim ne faisait que grandir au fil des jours. Nous passions ensemble des nuits entières à discuter de questions métaphysiques passionnantes, à écrire des nouvelles, et à rire comme je crois que je n’avais encore jamais ri auparavant. Les questions et les remarques les plus saugrenues nous traversaient l’esprit et nous servaient de réflexions pour des heures et des heures de débat : « Le secret permettant de concevoir le néant est-il dissimulé quelque part dans notre cerveau ? », « Notre évolution peut-elle entraîner l’apparition d’un nouveau sens permettant de comprendre ce néant ? », « Comment pouvons-nous être certains que deux individus perçoivent les mêmes couleurs de façon empirique ? », « Si Dieu est éternel, il ne peut être omniscient car il ignore tout de sa naissance. », « Si Einstein s’était trompé et qu’on pouvait dépasser la vitesse de la lumière, quelle serait la meilleure méthode pour voyager dans le temps ? »
Curieusement, jamais nous ne nous prenions la tête, quelle que soit la complexité du problème que nous évoquions. Peut-être était-ce parce que, systématiquement, nous trouvions le moyen de parler de sexe quel que fût le sujet abordé ! Invariablement, nous parvenions à parler de fellation entre l’évocation d’une théorie de la physique quantique et celle du principe de la construction de la psyché. Peu soucieux de nous prendre au sérieux, nous étions plutôt occupés à laisser libre cours à notre imagination afin d’accoucher de synopsis de nouvelles et de romans qui nous resteraient à écrire. Et les fous rires ponctuaient nos élucubrations les plus scientifiques.
Cette complicité nous fut prouvée d’une manière pour le moins étrange et difficilement explicable. Une nuit, je me réveillai après un rêve marquant car extrêmement réaliste : Kim était en compagnie d’Arnaud, un garçon à la beauté ténébreuse qui lui plaisait fort depuis le lycée, mais que nous avions perdu de vue depuis que nous avions quitté l’établissement. Il la pénétrait langoureusement, sur un drap couleur saumon étendu à même le sol. Le lendemain, Kim me téléphona pour me donner rendez-vous au Mac Do. Dès que je vis son large sourire, je compris qu’elle allait m’annoncer quelque chose d’exceptionnelle.
– Alors, pour commencer… je ne suis plus vierge ! dit-elle joyeusement en observant attentivement mon visage pour voir ma réaction.
– Non ! C’est pas vrai ! Depuis quand ?
– Seulement depuis hier soir, enfin cette nuit.
– C’est dingue ! Tu ne vas jamais me croire : cette nuit, j’ai rêvé que tu couchais avec Arnaud !
– Arnaud ?! Arrête ! C’est avec Arnaud que j’étais cette nuit !
– …
– Je l’ai rencontré hier, par hasard, en me promenant au Centre Commercial de Massy. Il m’a invitée à prendre un verre et on a passé l’après-midi ensemble. Le soir, il m’a proposé de dîner chez lui parce que ses parents étaient partis en week-end.
Elle poursuivit en n’oubliant aucun détail de sa première nuit de luxure, y compris en évoquant le fait qu’il l’avait prise par terre dans sa chambre.
– Attends. Tu vas trouver ma question bizarre, mais il avait mis un drap ?
– Non, on l’a fait directement sur la moquette de sa chambre ! Une moquette couleur saumon : ça m’a marquée !
L’été 1996 allait demeurer pour moi inoubliable. Kim m’annonça qu’elle pouvait nous trouver deux séjours d’une semaine en demi-pension dans un hôtel trois étoiles de Majorque, aux Baléares, billets d’avion compris, pour un prix incroyablement bas, à la condition que nous partions huit jours plus tard. Je n’hésitai pas une seconde, même si je savais que toutes les économies accumulées grâce à mes petits boulots allaient y passer, et j'informais ma mère de mon départ. Elle essaya de me faire culpabiliser de lâcher mes parents à trois jours du départ en Loire-Atlantique, insista sur le fait que, si elle avait su, elle aurait pu retenir une location pour deux plutôt que pour trois. Mais devant ma détermination, elle abandonna bien vite. Il faut dire qu’elle avait lâché du lest depuis mon vingtième anniversaire.
Dès l’aéroport parisien, Kim et moi commençâmes à déshabiller des yeux les garçons qui attendaient avec nous l’embarquement, et à faire des commentaires grivois sur l’un ou l’autre de ces spécimens mâles. Mon amie suggéra qu’en revenant de Majorque je ne serais peut-être plus puceau. « A 21 ans, il serait temps ! songeai-je, en soupirant d’espoir. » Kim jeta son dévolue sur un gars ayant la taille d’un basketteur et la carrure d’un jeune rugbyman. Moi, je remarquai davantage un mec brun, de taille moyenne, très mignon, au sourire à se pavaner, et apparemment bien foutu. Nous nous promîmes d’adresser la parole à ces deux-là aussitôt que l’occasion se présenterait.
C’était la première fois que je prenais l’avion, tout m’enchanta, malgré une douleur aigüe qui me vrilla les tympans au moment où nous descendîmes vers l’île. Les lumières de Palma de Majorque, au beau milieu de la nuit, comme des étoiles célestes jetées sur Terre par un dieu capricieux, me parurent féeriques.
N’ayant encore jamais voyagé, beaucoup de détails m’émerveillèrent : la température de l’air (comment une telle chaleur pouvait être possible ?), celle de l’eau (je n’avais connus que l’Atlantique à 17°C), les us et coutumes de l’hôtel, devoir m’appliquer à parler une langue que je n’avais pratiquée que dans une salle de classe, l’interdiction formelle de consommer l’eau courante, toutes ces petites choses qui semblent banales, sinon rasoirs, pour le grand voyageur blasé.
Notre chambre donnait sur la piscine de l'hôtel : nous bénéficions de la meilleure place pour admirer mon beau brun qui s’était installé, uniquement vêtu d’un short, dans une chaise longue, en compagnie des deux filles qui l’accompagnaient depuis l’aéroport. Je n’en revenais pas en voyant ses abdos depuis notre balcon.
– Il est hyper bien foutu, c’est de la folie ! s’exclama Kim. Dommage qu’il soit homo.
– Comment tu le sais ?
– C’est juste probable : un mec qui part seul en vacances avec deux filles dont aucune d’elles n’est manifestement sa copine…
– Tu crois que j’ai mes chances, alors ?
– Bien sûr ! mais, je te préviens, s’il est hétéro, je me le ferai. Ca ne te dérange pas ?
– Bah, non, si je ne peux pas l’avoir, autant qu’il ne soit pas perdu pour nous deux. C’est quoi le plan… pour l’aborder ? demandai-je.
– Quel plan ? On va lui parler, c’est tout, pas besoin de plan. Nous sommes en vacances ici, loin de chez nous, nous ne le reverrons probablement jamais… On se lâche, Jay !
Cinq minutes après, nous étions à demi-allongés près de la piscine, avec mon séduisant garçon, Kim ayant tout simplement demandé au deux nanas, Delphine et Zoé, si nous pouvions nous joindre à eux. Elles avaient semblé ravies de la rencontre. Et lui aussi. Lui, il s’appelait Franck.
– Kim, c’est ta copine ? me demanda-t-il discrètement.
– Euh, non, c’est ma meilleure amie.
– Ah ! cool !
Que trouvait-il cool ? Que Kim soit libre ? Ou que je sois libre ?
Nous passâmes les jours suivants tous les cinq à nous éclater sur la plage blanche et turquoise, à savourer des cocktails lumineux et frais, à visiter l’époustouflante cathédrale gardée par des statues fantasmagoriques.
Mais aussi, nous nous adonnions à des jeux puérils, dont le fameux « action-vérité ». A cette occasion, Kim, n’ayant, comme toujours, pas froid aux yeux, demanda à Franck :
– Action ou vérité ?
– Vérité.
– Tu préfères les filles ou les mecs ?
– Je n’ai pas de préférence, je sors avec des filles, mais si j’ai l’occasion de passer un bon moment avec un beau mec, je n’hésite pas !
Plus tard, devant le buffet de la salle de restauration, je fis remarquer à Kim, à grand renfort de coups de coude, que son grand gaillard qu’elle avait remarqué à Paris était à deux pas d’elle.
– Alors, quand est-ce que tu lui parles ?
– Finalement, il ne m’intéresse pas. Je préfère Franck.
– Mais, il a dit qu’il couchait avec des mecs. Et tu as vu comment il m’a regardé en disant ça ? J’ai toutes mes chances !
– Il aime aussi les filles, et il est vraiment canon. Ecoute, on va pas se fâcher, on va le laisser choisir : que le meilleur gagne !
– Mouais.
Je doutais être le meilleur.
Au cours des jours suivants, ni Kim ni moi ne chercha à provoquer Franck, de crainte peut-être que notre amitié n'en pâtisse. Même cette nuit-là où, allongé sur la plage, à la belle étoile, il nous proposa :
– On prend un bain de minuit ?
– Je n’ai pas mon maillot sur moi, s'excusa Kim.
– Justement ! Un bain de minuit, c’est à poil ! rétorqua Franck en riant.
Joignant le geste à la parole, il se déshabilla aussitôt dans la quasi obscurité. Delphine et Zoé firent de même. Kim ne bougeait pas.
– Tu ne veux pas y aller ? lui demandai-je ?
– Non, je n’ai pas très envie de me déshabillée devant tout le monde, même s’il fait nuit.
– Ca t’embête si j’y vais ?
– Non, dit-elle simplement, d’un ton qui laissait croire le contraire.
Je fis comme si je n’avais pas remarqué la manière dont elle m’avait répondu, me mis tout nu et m’élançai en courant vers la mer. Mes yeux, maintenant habitués à la demi pénombre, se posèrent sur Franck qui m’attendait, tourné vers la plage, de l’eau jusqu’au genoux. Je devinais une superbe statue grecque. A la seule différence que cette statue grecque-là semblait être doté d’une queue énorme. J’entrai dans l’eau en bandant, impossible que la diffuse clarté rose et bleue émanant des bars alentours ne lui révèle mon érection. Tant pis ! Kim l’avait dit : nous étions loin de chez nous, nous pouvions nous lâcher, oublier tout complexe, toute retenue ! Il m’accueillit en m’effleurant le sexe du bout de l’index – incontinence instantanée des sensations – et en me déclarant :
– Tu n’es pas très très musclé, mais par contre, tu n’es pas mal équipé.
– Ce n’est rien, à côté de toi, dis-je.
Il commença à m’éclabousser, j’en fis de même. Delphine et Zoé se joignirent à nous, à mon grand regret. Ce même regret me rafraîchit les idées et je culpabilisai soudain en pensant à Kim. Je retournai immédiatement sur le sable.
– J’ai préféré revenir, Franck devenait trop tactile, mentis-je à moitié.
– Et alors ? C’est cool, tu aurais dû rester.
– Je sais qu’il te plaît. Je ne veux pas qu’il se mette entre nous.
– C’est gentil. Mais, comme je te l’ai dit, le meilleur gagnera.
Nous demeurâmes silencieux.
Arriva la dernière soirée que nous passions à Majorque. L’hôtel organisa une grande fête. Kim et moi profitions du buffet à volonté et du punch, lorsque Franck passa près de nous sans nous voir. Kim l’agrippa par le bras et lui demanda : « On danse ? » Ce fut alors une succession de danses latines plus lascives les unes que les autres. Kim s’en donnait à cœur joie, frottait son entrejambe, autant que faire se peut, sur les cuisses de mon beau brun. Judas était une femme, et je la détestais. J’avais envie de monter dans ma chambre et de pleurer de déception, quand je vis Franck faire des signes à Kim qui semblaient dire : « Je suis crevé, on arrête ? » Zoé attira immédiatement l’attention de Kim et dansa avec elle, tandis que Franck vint me rejoindre :
– Tu as l’air de t’ennuyer, Jay ?
– Non, non… mais je n’aime pas danser, c’est tout.
– Tu préfères l’alcool et le sexe, hein ? se moqua-t-il tendrement. Dans ma chambre, j’ai une bouteille de whisky, tu viens ? Pour le sexe, je pourrai peut-être aussi faire quelque chose pour toi.
Ca y est, nous y étions. Demain matin, je ne serais plus un puceau.
Tandis que je le suivais dans les escaliers, je m’étonnais de trembler à ce point. Gros poids sur le ventre. « Putain ! t’as 21 ans ! Tu vas pas mourir, détends-toi ! Des milliards d’êtres humains l’ont fait avant toi ! »me répétais-je en boucle.
Franck sortit la bouteille promise de sa valise et nous servit généreusement. Deux fois. Dans le silence, nos regards plongés l’un dans l’autre, comme si nous nous défions. « Tu me plais bien, me dit-il à brûle-pourpoint, posant une main sur ma cuisse. Tu es vraiment mignon comme mec, réussit-il à articuler malgré son dégré d’alcoolisation ». J’ouvris la bouche pour répondre, quand nous fûmes interrompus par une fille blonde pulpeuse, que je regardais depuis une semaine comme la pouf’ de service, qui enjambait le balcon de Franck. Elle était, elle aussi passablement éméchée.
« Franckyyyy ! Franckyyyy ! piaillait-elle comme une gourde, tu m’as manquéééé, pourquoi t’es partiiii ? » A mon grand écœurement, il parut satisfait de la voir. « Cool ! s’exclama-t-il en me regardant, Jessica va te sucer pendant que je te prendrai. » Moi ? Sucé par… par… cette fille ? Je ne demandai pas l’argent de mon reste et quittai la chambre.
– Je t’ai vu partir avec Franck, me dit Kim, je ne pensais as te revoir si vite…
– Je n’ai pas pu. J’ai pensé à toi, mentis-je encore. Notre amitié est plus importante pour moi que de coucher avec un mec.
Cette fois, elle parut émue et me serra dans ses bras
– On rentre demain soir, me lamentai-je un peu, y a plus aucune chance pour que je sois dépucelé avant de rentrer en France.
– Non, en effet. De toute façon, tu es un garçon trop sensible : pour ta première fois, mieux vaudrait que tu sois avec quelqu’un qui compte vraiment pour toi et qui tienne à toi.
– Tu crois ?
– J’en suis sûre !
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