lire la partie 4
Jérémy enfila un manteau et son plus beau sourire, et descendit l’escalier.
– Bonsoir mon chéri, dit-il en embrassant Jay, qui lui faisait horreur. Je vais faire un tour. Je reviendrai à temps pour préparer le dîner. A tout à l’heure.
– Et où cours-tu comme ça ? Ta voiture est en panne. Tu comptes faire du stop jusqu’en ville ?
– Mais, non, imbécile, j’ai juste envie de marcher un peu. Simuler le calme et la sérénité exigea de Jérémy un effort surhumain.
– Je t’accompagne.
– Pourquoi ?
– Pourquoi pas ?
Jérémy n’osa pas insister, il savait que le moindre soupçon pouvait précipiter sa perte. Tout au long de cette fin de journée, Jay ne le lâcha pas d’une semelle. Il l’accompagna même dans la cuisine pour l’aider à servir la table, lui qui avait pour fâcheuse habitude de s’asseoir en attendant que Jérémy fasse tout.
Le dîner fut éprouvant : il fallut donner l’impression de manger avec appétit, entretenir une conversation affectueuse. Et, derrière cet écran, l’esprit de Jérémy fonctionnait à toute vitesse, cherchant une solution pour sauver sa vie. Prendre un couteau à roast-beef dans la cuisine et attaquer le premier ? Oui, mais Jay le suivait à la trace et, quand bien même il ne viendrait pas avec lui dans la cuisine, il le savait assez malin pour se connecter, depuis le salon, et surveiller le déplacement des objets de la cuisine grâce à leurs capteurs et leurs RFID incorporés. Peu probable ? Mais possible. Et dangereux. Car Jérémy se sentait épouvanté et tremblant comme une feuille ; seul l’effet de surprise pouvait lui donner l’avantage sur son mari, bien plus costaud que lui.
Soudain, une idée lui redonna espoir : Jay avait déjà dû différer son crime à cause de David… Et si Jérémy lui disait que Lucas était en ville et devait passer en fin de soirée pour le dessert ? Il crut lire dans le regard de Jay une détermination démente et se dit qu’il le tuerait sur-le-champ avant d’appeler Lucas pour prétexter un empêchement et lui demander de remettre sa visite.
Il avait l’impression qu’un petit animal affolé tournait en rond dans son crâne. Si seulement il s’était montré plus aimable avec Lucas et l’avait invité à passer ce soir !... Eurêka !
– Au fait, déclara Jay, l’air bonhomme, nous descendrons à la cave pour coller ces puces sur les bouteilles, tout à l’heure.
– Tu as vraiment besoin de moi ? demanda Jérémy en réprimant un frisson.
– Oui, ça ira plus vite, ce n’est pas négociable ! affirma Jay. Pour te récompenser de ton aide, je te baiserai comme un dieu après ça, ajouta-t-il avec un sourire complice.
Jay semblait s’amuser intérieurement de sa duplicité. Son jeune mari frémit et se dit que c’était le moment ou jamais de mettre sa dernière idée à exécution.
– Ça te dirait un pain surprise au foie gras et au saumon pour demain midi ? interrogea Jérémy avec une soudaine bonne humeur.
– Euh… oui, oui…
– Je vais téléphoner à M. Bouvier pour le lui commander, je pense qu’il n’est pas trop tard, dit Jérémy en se levant de table et en se dirigeant vers la porte du salon qui menait à l’escalier.
– Et tu as besoin de t’isoler pour téléphoner à notre traiteur ?
– Nnnon.
– Alors, assieds-toi et appelle d'ici, conclut Jay en lui désignant sa chaise.
Jérémy revint jusqu’à la table, hésitant. Il sortit son mobile et composa… le numéro de Lucas. Une sonnerie. Deux sonneries. Trois sonneries (je t’en prie, réponds).
– Bonjour. Vous êtes en communication avec le répondeur de Lucas Lecomte…
– Allô ? M. Bouvier ? Bonsoir.
– …le moment, mais vous pouvez lui…
– Pardonnez-moi d’appeler si tard, mais je voulais vous commander un pain surprise pour le déjeuner de demain.
– …après le bip. BIP !
– Jérémy Wesson.
– …
– Oui, avec, entre autres, du saumon et du foie gras.
– …
– Oui, du Périgord, c’est vraiment très important. Une question de vie ou de mort, j’ai envie de dire ! ajouta Jérémy en riant, avec un clin d’œil complice à Jay. Mon mari est totalement fou de foie gras, vous savez… Bien, merci M. Bouvier, je compte sur vous. Alors à demain. Bonne soirée.
Il raccrocha, se demandant 1° si Lucas écouterait son répondeur bientôt, 2° s’il comprendrait qu’il y avait un problème ou s’il croirait à une mauvaise plaisanterie.
Les époux prirent leur dessert et leur thé en silence. Jérémy mangea sa part de tarte aussi lentement qu’il était envisageable de le faire sans éveiller les soupçons.
– Bon ! intervint brusquement Jay, allons-y, ces bouteilles nous attendent ! Plus tôt nous commencerons, plus tôt nous en aurons fini.
– D’accord. Je monte chercher un pull, il fait froid à la cave.
– Tu as raison, je vais en chercher un aussi.
– Tu ne me crois donc pas capable de t’en descendre un ? s’offusqua Jérémy.
– Si… merci… hésita Jay.
Dès qu’il ne fut plus en vue de son mari, Jérémy monta les marches quatre à quatre et entra dans la chambre.
Réfléchir. Vite.
Les vêtements… à tout instant, Jay pouvait le localiser au mètre près grâce aux RFID de ses fringues. Il se déshabilla complètement. Putain d’époque ! Même son slip avait une puce insérée dans le textile.
Et maintenant ?
Fabriquer une échelle de corde avec des draps et s’échapper par le jardin. Sortir nu par –2° C l’effrayait moins que le sort que lui réservait son psychopathe d’époux, mais il n’avait pas le temps de nouer les draps, Jay monterait pour voir pourquoi il tardait tant à venir.
Pas question d’utiliser son portable pour appeler du secours, autant téléphoner à Jay !
Il ne lui restait donc plus qu’à gagner du temps, en espérant que Lucas avait entendu son message et qu’il était déjà en route. Sans compter le hammam, il y avait huit grandes pièces à l’étage, avec des portes communicantes. De quoi jouer au chat et à la souris. Jérémy ferma à clef la porte de la chambre où il abandonna donc ses habits et son portable. Il passa par l’autre porte dans la luxueuse salle d’eau et, de là, dans une chambre d’amis dans laquelle il verrouilla les deux ouvertures. Prenant garde de ne déplacer aucun objet, tous dotés de capteurs et de puces, il se glissa sous le grand lit.
Soudain, il entendit Jay l’appeler de l’entrée de la cave : « Alors, qu’est-ce que tu fais ?… Eh ! Qu’est-ce que tu fous ?… Tu m’entends pas ?… T’es sourd ou quoi ?… » Des pas montant précipitamment l’escalier. La poignée de la porte de la chambre conjugale, que l’on tourne en insistant avec force. « Pourquoi tu t’es enfermé ? Réponds-moi, au moins, tu me fais flipper, là ! »
Quelques secondes après, Jérémy sursauta en percevant le fracas de la porte que l’on enfonce à coup d’épaule. « Ah ! putain, je me suis bousillé l’épaule ! » Silence. Jay découvrait probablement les vêtements et le portable abandonnés. « Tu es à poil ? lança Jay à la volée. Tu t’es caché ? T’es con ! C’est pas que ça m’excite pas ton petit jeu, mais je me suis vraiment fait mal à l’épaule. » Silence. « Tu penses que je fais semblant d’avoir mal ? »
Jérémy ne put réprimer un léger sentiment de compassion à l’égard de l’homme qu’il avait tant aimé. Qu’il aimait tant ? Il douta un instant… n’eut plus aucune certitude… et failli se précipiter dans la chambre pour regarder l’épaule de son mari. Les coupures de journaux lui apparurent en esprit aussi clairement que si elles étaient encore devant ses yeux. Et il se ravisa.
« Bon. T’as gagné. Malgré la douleur, je bande comme un cerf. Quand je pense que tu es planqué quelque part, totalement nu, et qu’il me suffira de te trouver pour enfoncer ma queue dans ton petit trou moite d’excitation… » Jérémy n’entendit plus rien, mais connaissant Jay, il l’imagina aisément consulter son portable afin de trouver une piste. « Bon, déjà, tu n’es pas planqué dans une armoire. Aucune n’a été ouverte. Je vois que tu n’es pas sous notre lit. Tu n’es pas dans la cabine de douche, non plus… J’aurais dû poser des capteurs sur toutes les portes de la maison : je saurais exactement par où tu es passé… Bien, il me suffit de regarder dans toutes les pièces, en jetant un œil sous les lits et derrière les rideaux. Si tu essaies de te déplacer, j’entendrai inévitablement les portes que tu ouvriras… gare à tes fesses, mon gars, j’arrive ! »
Une voiture. Une voiture ! Elle s’arrête dans l’allée. Jérémy prend le risque de sortir de sous le lit, regarde par la fenêtre. C’est Lucas ! D’où il est, il y a peu de chance pour que son sauveur le voie. En revanche, Lucas lève les yeux vers la fenêtre de la chambre des époux. Il sourit en faisant un petit signe de la main.
Jérémy se sent comme assommé par la vérité qui lui explose tout à coup au visage… La tentative de Lucas de se faire inviter… Le fait qu’il soit justement présent en ville quand Jay a décidé de se débarrasser de son richissime mari… Ils sont complices… ces ordures sont complices, et peut-être même amants, depuis le début !
« Jérémy, nous avons de la visite. C’est ton Lucas. Je déconne pas, là. Sors de ta planque, viens t’habiller. Ou je lui demande de te chercher avec moi : ce sera la honte de ta vie… » Ils sont deux, plus forts que lui, probablement armés. Il est seul, nu, coincé à l’étage et, de toute façon, sans véhicule… à moins que… Jay garde la clef de la solairemobile dans sa poche, rien à faire. En revanche, il ne se souvient pas avoir vu Lucas verrouiller sa voiture. Et s’il avait laissé la clef de contact dessus ?
Il entend Jay descendre, ouvrir la porte d’entrée. Des chuchotements… longs… Deux hommes qui montent l’escalier :
– …d’abord cru à un jeu, mais je crois surtout qu’il a…
– Dépêchons-nous, l’interrompt Lucas, il faut le trouver rapidement, sinon… »
Jérémy entrouvrit la porte principale de la chambre d’amis où il s’était caché. Quand il entendit ses deux bourreaux dans la salle d’eau, il se précipita dans le couloir, passa devant la chambre (« Là ! Il est là ! Attrape-le ! »), dévala l’escalier, franchit la porte d’entrée, se blessa les pieds sur le gravier, sans même s’en apercevoir, puis s’engouffra dans la voiture de Lucas, effectivement restée ouverte.
Mais pas de clef de contact.
Il vit les tortionnaires fondre sur lui, verrouilla la voiture. Lucas appuya ses deux mains sur le capot et lui lança un regard (cruel ?) à travers le pare-brise, tandis que Jay frappait la vitre de la portière à coups de poing. Il n’avait plus aucune chance de s’en sortir vivant. La voiture commença à tourner sur elle-même, l’air se raréfia, tout devint noir, le levier de vitesse s’enfonçant douloureusement dans les côtes…
Jay et Lucas étaient assis dans un bar confortable, jade et or, en plein milieu du quartier des affaires. Lucas, sa tasse dans les mains, faisait danser le café sans en renverser.
– Ça n’a pas été facile, hein ? dit-il à Jay, après de longues minutes sans parler.
– C’est le moins qu’on puisse dire ! soupira Jay. Mais, maintenant, tout est pour le mieux. Là où il est, il ne souffre plus. Je sais qu’on va bien s’occuper de lui.
– Ça remonte maintenant à une semaine, mais j’ai encore en tête le message qu’il a laissé sur mon répondeur… ça tourne en boucle, là-haut, précisa Lucas en se tapotant la tempe. Dès que je l’ai entendu, je me suis dit que ça n’allait pas, qu’il avait craqué, mais de là à imaginer… ça…
– Oui, « dépression et délire paranoïaque » selon le psy. Les antidépresseurs et une psychothérapie quotidienne devraient améliorer son état dans les mois qui viennent, le médecin me l’a assuré. Mais, en attendant, pour son propre bien, je suis obligé de le laisser enfermé dans cet… asile de fous.
– C’est nécessaire, il fallait le protéger de lui-même, confirma Lucas en prenant la main de Jay.
– Oui, je sais, je sais. Là-bas, on s’occupe bien de lui. Et, avec les médocs, il ne souffre plus. Je sais, je n’arrête pas de me le répéter.
– Sais-tu à quoi Jérémy faisait allusion en ne cessant de parler de coupures de journaux et de cuir ?
– Non, peut-être à des articles que j’ai conservés pour écrire un roman policier, le jour où j’aurais enfin le temps ! J’ai vu qu’il avait fouillé mon bureau… Quant au cuir, il est sans doute tombé sur les échantillons que je m’étais fait livrer afin de lui choisir une veste pour son anniversaire. A partir de là, qu’est-ce que son esprit malade a été imaginer ? Va savoir…
– Heureusement, il vous reste les millions que Jérémy a remportés. Avec ça, tu as pu lui donner accès au meilleur hôpital du pays. Toi-même, tu gagnes bien ta vie, je crois. Pardon d’être pragmatique, mais c’est tout de même un gros soucis de moins de savoir que tu peux lui offrir ce qu’il y a de mieux en matière de soins.
– C’est vrai. C’est vrai. D’ailleurs, à propos d’argent, j’ai appris dans les journaux que tu étais le neveu du fondateur des surgelés Pigard ? Je suis désolé pour ton oncle. Mais, pour toi, c’est une nouvelle vie qui commence !
– Oui, j’ai d’ailleurs enfin trouvé le courage de quitter ma femme et mon fils, maintenant que je sais que je peux les faire vivre plus que décemment. Mais, toute la fortune du monde ne m’empêche pas de me sentir seul. L’argent peut acheter le sexe, mais pas l’amour. Ne le prends pas mal, mais je crois que j’aime encore Jérémy.
– Pas de soucis, je sais ce que c’est que de se sentir seul. Jérémy me manque déjà… J’ai une idée : si tu venais t’installer dans une chambre d’amis, temporairement, bien sûr, le temps que nous puissions nous remettre de nos émotions ?
– Je ne sais pas…
– Je pourrai te donner des conseils d’homme d’affaires avisé pour gérer ton capital. Et puis, nous rendrons visite à Jérémy ensemble.
– Bon… je vais y réfléchir. Ne te vexe pas, mais je me défie des propositions faites un peu trop à la hâte…
– Je suis sûr que tu changeras d’avis. Aucun homme ne me résiste !
FIN
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