Lettre de moi à Cédric.
lundi 4 novembre 1996
Cher Cédric,
Je n’irai à la fac que cet après-midi, je profite donc de mon temps libre pour t’écrire une lettre que je n’aurai peut-être jamais le courage de t’envoyer. Dans le cas contraire, tu dois être fort surpris de me lire, après des années sans que nous ne nous soyons vus, à part jeudi dernier bien sûr. Quelle agréable surprise de te rencontrer à Blois, à l’occasion de ces « trois jours » du Service National, qui n’ont duré que douze heures ! Tu te demandes pourquoi je t’écris ? En fait, je ne sais par où commencer. Je me sens nostalgique, j’ai envie d’évoquer des souvenirs.
La première fois que j’ai entendu parler de toi, c’était en classe de 3è, par la bouche de Bahia. (Sais-tu qu’elle et moi sommes amis depuis l’âge de huit ans ?)
A cette époque, j’étais très épris d’un garçon qui s’appelait Damien (je ne pense pas que tu l'aies déjà rencontré), et j’ai essayé de me mentir, de me persuader que j’aimais les filles. Pour cela, je suis sorti avec une jolie nana... pendant environ une heure ! Après quoi, je n’ai jamais cherché à la revoir.
Autre tentative : j’ai essayé de me convaincre que la profonde amitié fraternelle qui nous unissait, Bahia et moi, pouvait être de l’amour. Je lui ai proposé de devenir ma petite amie. Elle m’a gentiment éconduit en me disant qu’elle était amoureuse d’un garçon de sa classe, prénommé Cédric. Dès le lendemain, jaloux par possessivité, j’ai mené ma petite enquête pour savoir de qui il s’agissait et s’il était suffisamment convenable pour Bahia. Subtilisant le cahier de texte de votre classe, j’y ai trouvé ton nom de famille, puis je me suis renseigné auprès de mes camarades pour savoir si quelqu’un te connaissait. C’est ton grand copain d’alors, Eric, qui m’a montré qui tu étais un jour où nous nous sommes croisés dans un couloir. Je n’ai pas tardé à raconter à Damien que c’était injuste, que tu étais franchement banal et que je ne comprenais pas pourquoi Bahia te préférait à moi. Pourtant, chaque fois que je te voyais arriver au collège sur ton vélo, avec ton pull saumon, je ne pouvais m’empêcher de te regarder, avec cet indéfinissable plaisir que l’on a en observant ce qui est beau.
Nous étions au printemps et le cross annuel du collège allait avoir lieu. J’ai décidé de m’entraîner afin de ne plus arriver parmi les derniers et impressionner Damien. J’avais laissé croire à celui-ci que c’était Bahia que je voulais épater. Il ignorait, tu l’auras compris, ce que j’éprouvais pour lui. Pendant un mois, je n’ai plus utilisé les ascenseurs de mon immeuble (je te rappelle que mes parents habitent au 17ème étage) et j’ai pu cueillir les fruits de mes efforts en arrivant dixième, plusieurs places devant toi qui a toujours été plus sportif que moi. En nage, Bahia et moi sommes rentrés chez nous, elle ne semblait plus faire attention à toi et ne cessait de me féliciter. T’avoir battu me procurait une grande fierté à laquelle je n’étais pas habitué, tant l’estime que je me portais était malingre.
Ma joie ne fut que d’une courte durée puisque, sans que je sache jamais pourquoi, Bahia me bouda ensuite pendant presque une année entière, comme elle l’avait déjà fait en 6ème. Mais ceci est une autre histoire.
Eh bien, voilà, à ce stade de ma lettre, je t’ai révélé mon homosexualité, comme si cela allait de soi. Il n’en est rien : à part mon médecin, et toi désormais, une seule personne le sait. J’ai beaucoup de mal à l’assumer, je vis avec la sensation d’être haïssable, comme me l’a appris ma mère le jour où elle a dit devant moi à mon frère et à ma belle-sœur : « Si j’avais un fils drogué ou pédé, il pourrait faire sa valise tout de suite, je ne le connaîtrais plus. » Je devais avoir onze ou douze ans lorsqu’elle a dit ces mots qui m’ont marqué au fer rouge. Enfin, je ne t’écris surtout pas pour m’apitoyer !
Te souviens-tu, mon cher Cédric, de la première fois que tu m’as parlé ? C’était lors de notre première classe de seconde. Nous avions en commun les cours de français et d’espagnol. Un jour, tu t’es assis à côté de moi. Je me sentais troublé et exaspéré par ce « rival » qui semblait avoir la prétention de me fréquenter. Au beau milieu du cours, tu m’as dit : « Prête-moi ta gomme, p’tit con. » J’étais tellement estomaqué que je t’ai filé ce que tu me demandais sans broncher. A partir de ce jour, tu n’as cessé de me taquiner (en me chuchotant des bêtises pour me faire rougir quand je répondais à une question de la prof d’espagnol, par exemple) et de m’appeler « p’tit con ». Ayant été habitué par le passé à être harcelé par des camarades de classe, je le prenais très mal et perdait patience un peu plus chaque jour.
Je me suis emporté lors d’un cours d’Education physique. Nous courrions côte à côte autour du stade quand tu as fait mine de me pousser dans une grande flaque d’eau. Te souviens-tu de ma colère ? J’étais furieux, je t’ai hurlé dessus pour te demander pourquoi tu étais toujours après moi. Tu m’as répondu, visiblement embarrassé et surpris de ma réaction, que tu étais désolé, que c’était ta façon d’être avec les copains que tu aimais bien.
Ainsi, tu m’aimais bien ! Sans le savoir, tu venais de me toucher en plein cœur, tant j’étais avide d’affection. A partir de ce moment, je trouvais chaque jour un peu plus d’agrément en ta personne, jusqu’à te trouver beau, aussi bien moralement que physiquement. Mais, j’ignore pourquoi, je n’ai plus beaucoup de souvenir de cette année-là. Je me rappelle simplement que lorsque j’ai su que tu redoublais toi aussi la seconde, je me suis mis à souhaiter pendant tout l’été que nous soyons dans la même classe.
En septembre 1992, nous nous sommes effectivement retrouvés dans la même première, tu en as eu l’air aussi satisfait que moi. Au début, c’était merveilleux, nous étions toujours ensemble. Tu semblais ne pas pouvoir te passer de moi : où que tu allais, tu me disais de t’accompagner. Cette franche camaraderie que tu m’offrais me réconfortait et me donnait la force de résister à la tentation de revoir Damien. Plus le temps passait et plus je te trouvais extraordinaire.
Je me rappelle d’un jour où ton ami Eric a dit que les pédés étaient des tarés, que ce n’était pas normal d’être comme ça. Aussitôt, j’ai pensé à Damien, aux propos de ma mère, et me suis mis à rougir. Avant que quiconque s’aperçoive de mon embarras, tu as détourné l’attention en remettant Eric à sa place. Tu lui as dit que les homo étaient des gens comme les autres, en lui exposant des arguments très censés et adultes qu'alors je ne possédais pas moi-même. Pendant quelques instants, j’ai commencé à croire que si j’était homosexuel, ce ne serait pas si grave que ça. Ces premiers moments d’indulgence envers moi-même, c’est à toi que je les dois. Cela n’a fait que me conforter dans les sentiments de plus en plus forts que j’éprouvais pour toi, quoique platoniques.
C’est alors que quelque chose à craqué en moi. Je me suis mis à me sentir très mal à l’aise face aux gens, y compris (et surtout) face à toi. Qu’on me regarde et qu’on m’écoute me donnait envie de fuir, tant je me trouvais insignifiant. Cette relation entre nous qui avait été jusqu’alors spontanée ne l’était plus. Il m’arrivait de passer des nuits blanches à réfléchir pour le lendemain à des sujets de conversation qui puissent t’intéresser, aux vêtements qui pourraient me mettre en valeur et détourner l’attention de mon acné. J’éprouvais ce malaise non seulement vis-à-vis de toi, mais aussi vis-à-vis de tous nos camarades de classes que nous fréquentions, et je devais composer pour tenir le coup, me préparer à l’avance à parler aux gens, comme un lutteur se prépare à combattre.
Il y avait toutefois une personne avec qui je me sentais relativement à l’aise, va savoir pourquoi, c’était Sabrina. Te souviens-tu d’elle ? Tu ne peux pas l’avoir oubliée : une fille toujours de bonne humeur, maligne, au rire communicatif. Elle faisait preuve de talent en matière d’écriture, elle composait des poèmes. J’espère que tu possèdes encore l’exemplaire de celui qu’elle a écrit pour nous deux et dans lequel elle nous fait une véritable déclaration commune d’amitié. Moi, je suis sûr d’avoir encore le mien, avec ses nombreuses et longues lettres. Tu ne le savais sans doute pas, mais Sabrina et moi, nous nous écrivions régulièrement : on se faisait des confidences, on se racontait des bêtises pour se faire rire, on philosophait sans le savoir. Elle a été pendant quelques mois un de mes rares liens avec la réalité qui ne me fissent pas souffrir.
Bien plus, elle était pour moi un vrai moteur. Rivale en cours de français, j’ai réussi à force de travail à lui piquer la première place au troisième trimestre. Inspiratrice en arts plastiques, ses belles peintures psychédéliques qu’elle distribuait autour d’elle me donnaient envie de dessiner et de peindre. Je pense que tu l’aimais bien toi aussi, car tu la taquinais souvent, notamment en te moquant de son rire !
Malgré tout, j’ai sombré dans une espèce de peur des autres qui me faisait commettre pas mal de maladresses à ton égard. Tu as nécessairement senti que quelque chose clochait, c’est pourquoi, je suppose, tu as mis de l’espace entre nous, en te montrant particulièrement brusque. Je me souviens notamment de ce jour où, pour flatter ton goût de l’aviation (pilotes-tu toujours régulièrement ?), je t’ai fait un superbe dessin d’avion militaire. Sans explication, tu as semblé irrité par mon cadeau et me l’as rendu en me disant qu’il était moche, que tu n’en voulais pas. Je l’ai froissé et jeté dans la corbeille à papiers de la classe. Ce que tu ignores c’est que quelques temps plus tard, j’ai vu dans ton classeur, dans une pochette plastique, mon dessin soigneusement mis à plat : tu avais été le récupérer dans la poubelle à mon insu ! Cette anecdote est très caractéristique de ta personnalité que je n’ai jamais pu cerner. Je ne comprenais pas plus tes accès de gentillesse que ton mépris occasionnel.
Cet éloignement progressif entre nous n’a fait que renforcer mon sentiment d’infériorité et d’exclusion. Ce n’est que l’année suivante, en rencontrant Mathieu (par discrétion, je ne te précise pas son nom, mais tu devineras sans doute de qui il s’agit) que j’allais reprendre pied… mais en fonçant tête la première entre les griffes de ce garçon égoïste et hypocrite.
Voilà une bien longue lettre. Et tu ne sais toujours pas pourquoi je t’écris. Moi non plus, rassure-toi. Mais ce n’est pas pour te déclarer ma flamme. Simplement parce que j’avais envie de te dire que… depuis toi, je sais que l’homme avec qui je ferai ma vie, si j’ai la chance de le rencontrer un jour, ne devra pas seulement m’attirer physiquement, mais aussi et surtout posséder des qualités morales que je puisse admirer et des valeurs que nous puissions partager.
Comment finir une telle lettre ? En te disant que je regrette que nos « trois jours » n’aient duré que le temps d’un jeudi ? Et que cette journée a ravivé en moi une certaine mélancolie ?
Bien à toi.
Note de l’auteur : Cette lettre ne fut jamais expédiée.
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